MA VIE DE GARÇON.
Voilà huit jours que j’ai regagné Paname. Félicie et Anne-Marie rentrent cet après-midi. Elles ont prolongé leur séjour au maxi, mais la location de la villa étant révolue, elles radinent avec des malles et des valises à n’en plus finir…
A la Grande Taule où j’ai repris mes occupations, c’est le calme plat… Pinaud a un panaris (il s’est piqué en épluchant des cardons) et Bérurier est en mission en province. Le chef me fout la paix car il veut que je me remette tout à fait avant de me refiler du turbin de choc. Je vis donc, de ce fait, une période transitoire, assez déprimante dans le fond. Ce ne sont plus des vacances, mais ça n’est pas encore le boulot…
Aussi suis-je content de voir rentrer mes deux souris. Je me fais une beauté pour aller les attendre à la gare de Lyon. Ma tire est réparée. J’ai profité de sa période de repos forcé pour faire mettre des housses neuves. Elle est vachement rutilante, comme ça…
Je m’offre un billet de quai et j’attends le Mistral. Lorsqu’il radine, je grimpe sur un banc afin de dominer le flot dense des voyageurs. Je n’ai aucune peine à repérer les deux femmes… Je me rue à leur cou. Ce que je ressens est indéfinissable. Je suis heureux comme je ne l’ai jamais été et j’ai l’impression de vivre une espèce de songe délicat.
On laisse les bagages au porteur et on va se filer le godet de l’arrivée au buffet.
Félicie marche comme un régiment… Elle a une mine superbe et pour la première fois depuis son veuvage, porte une écharpe de couleur et une jaquette grise. C’est de la folie pour qui la connaît. Je reconnais là l’influence d’Anne-Marie. M’est avis que ça marche bien entre elles deux… Cette fois, bonhomme, tu n’échapperas pas à la coalition. T’es bonnard pour la bagouse au doigt ! Ça se chante sur toutes les bonnes scènes d’Opéra du monde…
On décide que je débarquerai tout d’abord Anne-Marie chez elle avec ses colibars because il serait idiot de coltiner tout ça jusqu’à Saint-Cloud pour, ensuite, le ramener sur Pantruche…
Elle pioge pas très loin de la gare, du reste… Une petite rue provinciale derrière le Jardin des plantes. Elle y possède un petit appartement de trois pièces, pourvu d’un balcon sur lequel végètent des géraniums en pot.
Nous procédons, elle et moi, au déchargement de ses colis. C’est-à-dire qu’elle me désigne les valises lui appartenant et qu’elle s’engouffre dans l’immeuble pour aller ouvrir sa demeure.
Je me charge des pacsons et je grimpe en demandant à Félicie de m’attendre un peu…
Ça renifle le renfermé, dans la masure de ma belle. Elle va pour ouvrir les croisées, mais je lui demande de surseoir car je trouve cette pénombre propice.
Je pose les valoches et je lui saute dessus à pieds joints. Huit jours sans elle, ça commençait à faire longuet… Elle m’accueille à bras ouverts. Je n’ai que le temps de la coltiner sur le premier divan qui s’offre… On se fait le grand rodéo sans prendre le temps de se déloquer. Que voulez-vous, ça urge… Moman m’attend en bas dans la calèche et si je m’attarde trop, je ne saurai plus quelle contenance prendre. On y va du petit voyage d’agrément et je lui place un suprême patin, du genre fignolé-princesse…
— D’ici à une heure, je suis de retour, dis-je. Ce soir je vous emmène bouffer au restaurant.
Je me casse…
Félicie ne sourcille pas, bien qu’elle doive se douter un poil de ce qui vient de se passer. Je reprends les quais et pédale à vive allure jusqu’à notre pavillon…
La femme de ménage a fait du feu. C’est clair, gai. Y a des fleurs sur la table de la salle à manger… Félicie me regarde.
— Ma parole, Antoine, plaisante-t-elle, tu deviens homme d’intérieur !
Je lui envoie une bourrade.
— Ça t’apprendra à me filer des idées crétines dans le citron !
Je vais décharger le restant des bagages et je les entrepose dans le vestibule.
M’man, qui a déjà boutonné sa blouse noire des jours de nettoyage, s’écrie en montrant une valise en cuir bleu :
— Ça n’est pas à moi, ça…
— C’est à Anne-Marie ?
— Bien sûr…
— O.K., je la lui rendrai tout à l’heure…
Je monte les autres valises au premier, où Félicie va commencer à déballer. Elle fredonne un petit air de sa jeunesse… Quelque chose comme Fascination.
— Eh bien ! me dit-elle, qu’attends-tu pour aller la chercher ? Elle doit être désorientée, toute seule.
Je ris et embrasse ma brave vioque. Elle pige tout décidément.
Je dégringole l’escadrin quatre à quatre et au passage, j’empoigne la valise bleue. Mais mon excitation est telle que, parvenu au perron, je fais un faux mouvement et manque plonger dans les marches… Heureusement, je parviens à me rattraper au montant de la marquise. Mais, en accomplissant ce numéro de haute voltige, j’ai dû lâcher la belle valoche qui gît au bas du perron. Je cours la ramasser. La serrure de gauche a été arrachée et le couvercle s’est crevé. Du moins l’angle de protection en acier est parti. Consterné, je colmate la brèche et je vais à ma bagnole…
Dans la rue de ma « fiancée », il y a une file de bagnoles… Je suis obligé d’aller me ranger aux cinq cents diables à cause des grossiums de la Halle aux Vins qui planquent leurs charrettes dans cette voie tranquille.
J’empoigne la valoche par sa manette et je reviens en direction de l’immeuble. Je marche depuis une trentaine de mètres, lorsqu’une dame me hèle :
— Eh ! Monsieur…
Je me retourne… La brave personne paraît siphonnée. D’un index tremblant, elle me désigne quelque chose sur le trottoir. Je bigle et j’ai brusquement mal au cœur…
Derrière moi, il y a des billets de cent raides semés sur l’asphalte… Je regarde la valise : ce fric tombe par le trou du couvercle…
Je remercie la dame et retourne ramasser l’auber. Puis je m’engouffre sous le porche de l’immeuble. Mais au lieu de me précipiter dans l’escalier, je pose la valise sur la dernière marche et, d’un geste brusque, je fais sauter le couvercle… C’est bourré de liasses de cent balles ! Elles sont empilées les unes sur (et contre) les autres comme des briques ! En fait de briques, ça en représente deux au moins…
Oui, les gars, j’ai mal au cœur… Exactement comme si j’avais trop bouffé de sucreries…
Parce que ces millions, comprenez bien, ne peuvent être constitués par les éconocroques de ma chère et tendre !
Alors ?
Je referme la valise. Mon palpitant est un petit désordonné qui se trémousse dans mon buffet comme la jeune fille qui va au cinéma pour la première fois avec un militaire. Je cramponne la valise sous mon bras et je monte jusqu’à l’appartement d’Anne-Marie.
Elle est immobile dans la pièce… Elle n’a eu qu’à crier d’entrer !
Je m’avance et pose la valise sur la table.
— Excusez-moi, lui dis-je. J’avais oublié de descendre ce colibar de ma voiture… En vous le rapportant, j’ai eu un geste malheureux et il s’est fendu…
Elle a un grand visage sombre dans lequel brillent des yeux chargés de fièvre.
— Non, dit-elle, c’est vous qui avez forcé cette valise…
Je secoue la tête.
— Erreur, mon amour. Tout a été purement accidentel. Quelquefois, le hasard se met au service de la police.
Je m’assieds et je pose mes pieds sur la table. Elle est sur le divan. Sa jupe un peu trop remontée me laisse deviner un morceau de chair que je connais bien et dont j’adore le granité, le velouté, la tiédeur, l’odeur, le frémissement.
— Le fric Vignaz-Dubois, hein ? je questionne au bout d’un moment.
Son mutisme est éloquent.
Je soupire…
— Voyez-vous, Anne-Marie, c’est la première fois que j’ai failli me faire posséder par une femme… Sans ce faux pas…
Alors elle se dresse, un pli barre son front, y met deux vilaines rides en formes d’ailes.
— Ah ! fait-elle, parce que cette constatation change quelque chose à votre amour pour moi ?
— Soyons logiques, coupé-je. Cette constatation jette un jour nouveau (et pas beau) sur votre personnalité. Au lieu de la petite étudiante éperdue de respect pour son toubib de patron, je découvre une complice…
— Voilà le vocabulaire du policier ! gouaille-t-elle.
— Vous savez ce qu’on dit à propos de ce fameux naturel qui revient à toute vibure lorsqu’on l’a chassé !
Je me lève brusquement. Nous voilà face à face, les yeux dans les yeux.
— Anne-Marie… Vous étiez la maîtresse de Dubois, comme j’avais cru le comprendre… Vous étiez sa complice… Cet idiot ne pouvait pas manigancer un coup pareil seul. Il lui fallait une volonté : il a eu celle de sa grosse femelle ! Et il lui fallait un but… Ce but, c’était vous, Anne-Marie… Il a fait tout ça pour vous. Et si j’avais mordu à l’hameçon, si j’avais couvert innocemment son double meurtre, il en aurait accompli un troisième ! Celui de sa baleine ! Osez le nier ! Il aurait foutu le camp avec vous et les millions… Et ça l’aurait bien emmouscaillé, ce pauvre raté ! Lui qui ne savait que foutre de sa peau, qu’aurait-il fait, grand Dieu, d’une jeune fille, d’une grosse fortune et d’une conscience chargée !
Elle détourne les yeux, vaincue…
Alors, la rogne me saisit. Je suis fou de rage de m’être laissé envelopper par cette pétasse ! Un peu plus et je me faisais marida par les restes à Dubois ! J’épousais une souris complice de deux meurtres et…
Je hurle :
— Et d’une tentative de meurtre !
Chose étrange, elle comprend…
— Non, non, murmure-t-elle.
— Si ! je hurle. Vous avez essayé de me buter, tous les deux. Vous le saviez qu’il me sapait, cet ignoble ! Et vous avez tenté de commettre le plus odieux de tous les crimes…
Je suis anéanti par la VÉRITÉ.
Elle m’aveugle, me fait mal aux chasses !
Pas mariole : Dubois, après l’accident qu’il avait provoqué à m’man, craignait que ces coïncidences répétées ne finissent par éveiller les soupçons… Si une fois que je serais crevé on ordonnait une autopsie, il était salement marron ! IL NE FALLAIT DONC PAS QU’IL M’EMPOISONNE ! Je devais mourir NATURELLEMENT ! Comprenez-vous ? NATURELLEMENT !
Il savait bien, parbleu, qu’il n’y avait rien dans la seringue. Rien que de la flotte… Seulement, Anne-Marie, en jouant le rôle de l’ange gardien, me faisait enfermer dans le cercueil, vivant !
Sans l’intervention de Pinaud, j’étouffais gentiment dans le pardessus en planches ! Après, on pouvait toujours la pratiquer, l’autopsie de votre petit camarade ! Pas trace de poison, et pour cause ! Il était claqué de sa belle mort, le San-Antonio bien-aimé !
— Petite salope ! fais-je. Quand tu as entendu mon collègue annoncer à Dubois qu’il était de la rousse, tu as joué ma carte pour te sauver les plumes, parce que tu avais compris que tout était scié… Et c’est pour le faire taire à jamais que tu l’as étalé, ton vieux glandulard ! Hein ? Avoue ! Mais avoue donc, roulure !
Tout en bramant, je la secoue par le corsage… Ma rogne est telle qu’il finit par être en lambeaux.
Elle est plutôt belle, ainsi… Vous parlez d’un flash, mes amis.
Ça fait ciné réaliste… On projetterait ça sur les écrans, les messieurs seraient obligés de se faire préparer du bromure !
— Eh bien, oui ! hurle-t-elle enfin ! OUI ! OUI ! J’étais une garce ! Une criminelle en puissance… Oui, c’est pour moi que Dubois a tué… Oui, je t’aurais laissé mourir…
Drôle d’idée de me tutoyer en un pareil instant.
— Mais, maintenant tout est changé ! dit-elle. Maintenant je t’aime… Ecoute, ces semaines dans le Midi… Non, tu ne peux pas comprendre, je n’avais jamais connu une vie comme ça…, un foyer.
— Arrête, tu vas tomber dans les allocations familiales !
Elle hausse les épaules.
— Si j’avais voulu, l’affaire étant classée, j’aurais pu partir n’importe où avec l’argent et me payer du bon temps. Mais non, mon amour… Je suis restée… Et je suis prête à tout pour te garder…
L’argument me frappe. Au fait, c’est vrai, rien ne l’obligeait à vivre avec nous… Rien !
Elle montre la valise !
— Emporte cet argent maudit où tu voudras.
Je lui prends le menton.
Lentement, nos bouches se soudent. Ce chemin si court et si voluptueux, elles le connaissent bien… Je crois que jamais je n’ai embrassé une femme si longuement.
Je la repousse doucement. Je la regarde bien dans les yeux et d’une voix que je sens flottante, je murmure :
— Adieu, Anne-Marie…
Elle voit qu’il n’y a plus rien à espérer. Elle ne bronche pas.
— Je me souviendrai longtemps de la chaleur de ta peau, Anne-Marie… Et du goût de tes lèvres. Le poids de ton regard va me manquer… Le soir, surtout, j’en ai peur… Je me rappellerai nos crépuscules, là-bas… nos étreintes dans les rochers… Et peut-être, dans le fond, ce que je regretterai le plus, ce seront ces vaisselles que nous faisions ensemble. Elles m’avaient doucement amené au seuil d’une vie nouvelle… Une vie qui me faisait un peu peur parce que, dans le fond, je n’étais pas fait pour elle… Et parce que je n’étais pas fait pour elle, elle m’attirait, c’est humain…
Je m’arrête, la voix nouée. J’avale un grand coup de chagrin et je dis :
— Cette valise, j’ignore son contenu. Si je le connaissais, je t’arrêterais… Peut-être pourrais-tu la porter dans une consigne de gare en prenant soin de camoufler ton aspect. Et peut-être pourrais-tu envoyer le récépissé au commissaire Mignon, Police Judiciaire, Paris…
Je me dirige vers la porte.
— Peut-être peux-tu la garder, je ne sais pas…
Je franchis le seuil sans ajouter un mot. Je crois avoir entendu le mot « adieu » dans mon dos, mais faible, comme un écho que vous apporte la brise du soir…
Dans la rue, la nuit tombe. Paris s’illumine… C’est chaque soir la même kermesse…
Je rejoins ma voiture et m’installe au volant. Machinalement je mets en route… Je tourne une rue, une autre… Je déclenche l’essuie-glace, mais ma vue reste brouillée…
Y a maldonne, les mecs… Ça n’est pas sur le pare-brise qu’il pleut !
FIN